Patrick Roegiers, écrivain
mars 2016
MICHÈLE NOIRET DANSE ...
Je garde un souvenir inoubliable de ce spectacle auquel j’ai assisté un samedi soir, sans savoir ce que je venais voir. J’étais assis au second rang. D’entrée, j’ai été saisi, captivé, ému séduit, emporté. Ce qui m’a frappé en premier lieu, c’est la présence scénique éblouissante de Michèle Noiret. Sa beauté, sa générosité, son intelligence, sa maîtrise sensible et sensuelle du geste, du mouvement, de l’espace et du jeu. Le poids du corps, sa présence suprême, son agilité, sa sauvagerie inaliénable, de la pointe des doigts jusqu’au bout des cheveux blonds dansant comme des flammes. La beauté du visage, l’harmonie des traits, exhalés par la puissance de l’abandon et la sérénité suggestive que seule assure la pleine maîtrise de son art.
Cette présence captivante est un élément capital. C’est ce qui fait du théâtre un art vivant. Mais il n’y a pas que cela. Chaque instant de ce spectacle est une surprise. Lumières, musiques, décors, costumes, tout concourt à la magie d’un moment inattendu, bousculé, chahuté, suspendu dans le souffle même de sa respiration. Derrière moi, je sentais la salle en haleine, happée, soulevée, comme en apnée. L’écran panoramique d’une longueur parfaite, l’étendue nue du plateau, la succession scandée des décors (un bout de façade, une fenêtre, une porte, les rideaux blancs d’un peep-show ou d’une morgue, un objet aussi vite montré qu’évanoui) campent un objet plastique d’une forme admirable où la référence ne pèse jamais.
Et puis, il y a l’histoire, si l’on veut bien. Une femme seule et la fantasmatique d’une irruption masculine. Danse des corps, frôlements, apparition, disparition, contacts, effleurements lascifs. Le temps déjoue l’espace. Du huis-clos d’un studio de danse on bascule dans un salon d’alchimiste, de là on revient au présent du théâtre, on cavale par un escalier rouge sur les traces d’une héroïne effarouchée, on la retrouve à sa fenêtre dans une robe rouge, puis bleue, la revoilà plus bas sous les atours suggestifs d’une belle à sa fenêtre, la caméra la suit en temps réel avec son partenaire impeccable, solitaire et rigoureux, rupture de plans, enchaînement des cadres, changement de tenue, variation de musique, du mental on passe l’animal, la voici comme un cancrelat de Kafka qui se contorsionne en une danse angoissante et sublime.
Et la revoici seule, esseulée dans un jet spermatique de clarté qui entame un strip-tease suffoquant, d’une indécente volupté, la salle tangue, Michèle Noiret revient à la fenêtre. Quelle part d’elle nous livre-t-elle? Sa personnalité la plus intime, la plus profonde et la plus secrète. Celle qui crée l’inspiration la plus vraie de l’artiste car c’est à une oeuvre d’art que l’on assiste dans cette sarabande enlevée, bouche bée, parfaitement aboutie. Rythmes, césures, raccords, ruptures, enchaînements. Fragments, bribes, bris, éclats. Matité, scintillement, éloignement sur la scène, proximité du gros plan sur l’écran. Tout s’allie, se marie, se conjugue dans un enchantement de toutes les secondes. Michèle Noiret m’époustoufle. Par sa grâce, la prestance de ses ondulations, l’intensité de son regard vert, la superbe maîtrise de l’ensemble.
L’omniprésence de l’écran dans les spectacles de danse m’exaspère souvent. Ce n’est pas le cas ici. L’usage du film conçu et tourné à dessein, son dialogue subtil, réactif, inventif et dynamique avec la scène, la dramaturgie façonnée à partir de choses simples, puisées dans la gaine de l’intime, le choix de musiques romantiques ou exotiques, et, par-dessus tout, l’émoi que procure la splendeur d’une artiste au sommet de son art, tout cela m’a procuré une joie, un bonheur rare et infini comme seul en offre le théâtre lorsqu’il est absolument réussi. Michèle Noiret ne danse pas seule comme on l’a souvent dit. Michèle Noiret danse avec la danse. Et tout son spectacle danse avec elle. Michèle Noiret dans ce spectacle est toute la danse.