Didier Béclard
Demandez le programme, avril 2019
L’actualité est riche pour la Compagnie Michèle Noiret. Après avoir présenté DÉSIRS un très beau duo, dans le Festival XS au Théâtre National, la chorégraphe propose cette semaine une autre forme courte Vertèbre aux Brigittines. Deux événements qui nous donnent l’occasion de la rencontrer et de nous intéresser à son travail.
DÉSIRS prend comme point de départ un texte personnel écrit en « état amoureux » qui n’était pas destiné à être partagé. « Travailler à partir du désir et de ce qu’il peut induire, me titillait. Je ne souhaitais pas parler directement de moi, mais j’étais curieuse de me laisser porter par des émotions vécues pour produire la matière du spectacle, la partager avec ma partenaire Liza Penkova, et inventer avec elle des scènes imprévues. Cela en intégrant le travail sur la technologie interactive que je développe avec le compositeur Todor Todoroff. L’autre texte dont je me suis saisie est le début d’Alice aux pays des merveilles : passer de l’autre côté du miroir me permettait d’introduire de la distance ainsi qu’une certaine dose d’humour ! » Le désir et ses nombreux reflets, celui de la violence aussi, comme ce moment qui oscille entre le jeu vidéo et la réalité d’une guérilla urbaine, où la danseuse Liza Penkova porte des capteurs de mouvement qui génèrent des sons en relation étroite avec chacun de ses gestes, amplifiant ainsi leur portée : on pense au fascisme, au terrorisme. « ’Désirs’ est une forme condensée dont la structure est basée sur la discontinuité, l’accident, la rupture. Quatre instants de vie ou de mort reliés par le fragment sous-jacent d’un texte amoureux, mais solitaire ».
Vertèbre créé et dansé en 1989, soit il y a 29 ans, sera interprété par Sara Tan. « J’ai souhaité cette transmission sous la forme de l’échange. En partageant mon expérience, mon vécu de chercheuse, d’interprète et de chorégraphe, je transmets aussi une époque, une histoire, souligne Michèle Noiret. « Le solo est une forme où l’invention du langage est très personnelle. Il ne s’agit pas simplement de décrire des mouvements pour les transmettre. Il est indispensable de retrouver la dynamique interne de tous les processus que l’on a mis en jeu, de retrouver l’origine des états de corps, des intentions. Un travail qui passe autant par les gestes que par les mots. Je transmets ce solo à Sara, une jeune danseuse à la personnalité forte et singulière, curieuse, fine, sensible et réactive à chaque détail. C’est ce qui m’a donné envie de ne reprendre que la moitié du solo et de réinventer l’autre avec elle. Se donner le temps de s’apprivoiser l’une l’autre, comme je l’ai fait avec Liza Penkova, dans DÉSIRS ainsi qu’avec David Drouard, dans le duo de Palimpseste, est une forme de résistance. Que ce soit pour une transmission ou une création, prendre le temps coûte que coûte devient presque un acte politique, allant à l’encontre d’une époque où tout doit être rapide, consommable et rentable. »
De façon plus générale, la chorégraphe aime inventer pour qualifier son travail, le vocable qui lui convient, tels les personnages chorégraphiques, ou la Danse-cinéma. « II m’importe de matérialiser la vie intérieure, de produire continuellement un sous-texte qui rend les émotions palpables, et nourrit la singularité d’une présence toujours incarnée. » Parmi les éléments récurrents et fondamentaux de son vocabulaire, se trouve dit-elle, la prise en considération du regard. « Il détermine une présence sur scène et peut transformer la perception de l’espace. » Ce n’est pas un hasard, si l’image et les caméras, multipliant les points de vue et se jouant du temps, sont apparues très tôt dans ses créations. Celles-ci décèlent la face cachée d’un espace ou d’un personnage, captent l’émotion qui ne se voit pas à l’œil nu, dévoilent simultanément un mouvement de profil ou de dos, et offre tant croisements d’écritures à explorer.
Avec Le chant des ruines, sa prochaine création au titre évocateur, la compagnie sera en résidence de création du 9 au 27 avril 2019, à Paris au Théâtre National de la danse de Chaillot. La première belge sera présentée les 4 et 5 octobre 2019, en ouverture de la Biennale de Charleroi danse et les 18, 19, 20, 21 et 22 février 2020, au Théâtre National à Bruxelles, dans le cadre du programme, Troïka, le nouveau partenariat entre la Monnaie, le KVS et le Théâtre National Wallonie-Bruxelles, qui vise à développer une programmation artistique commune au sein de la capitale.
Cette création réunira tous les ingrédients qui font la base et la spécificité du travail de Michèle Noiret, ils seront réinventés et épurés. « Des d’ateliers de recherches préalables ont permis d’entrevoir de nouvelles perspectives pour l’invention de la danse-cinéma plus en adéquation avec la situation et les moyens réduits dont dispose la compagnie aujourd’hui. » Une écriture épurée donc, qui fusionnera danse, cinéma, technologie sonore interactive, métamorphose scénographique, le tout porté par cinq interprètes à la forte personnalité. La chorégraphe réagit au chaos ambiant, troublant et violent qui déboussole le monde sans pour autant lui ôter tout espoir. « Je m’interroge sur le manque d’ancrage du monde actuel et ses mutations perpétuelles, qui empêchent l’être humain de tirer un enseignement durable de ses expériences ».
Faut-il y voir un « écho créatif », avec la situation de sa compagnie qui durant trente années a toujours été rattachée à un théâtre, ce qui n’est plus le cas depuis 2016… Quand on lui pose la question, elle réagit par un sourire : « Oui,c’est la situation actuelle, on ne peut pas tout maîtriser, la création aura toujours le dernier mot…
Les influences qu’elle reconnaît viennent du cinéma bien sûr, celui de David Lynch, d’Alfred Hitchcock ou encore d’Orson Welles, mais aussi Andreï Tarkovski dans le spectacle vivant c’est la chorégraphe Trisha Brown qu’elle cite, qui a inventé et partagé nombres d’outils de création chorégraphique utilisés aujourd’hui par tant de chorégraphes, c’est la aussi metteuse en scène Katie Mitchell et son adaptation en 2011 de Mademoiselle Julie d’August Strindberg en Kristin, nach Fraulein Julie, qui comprenait cinq caméras dans un savant champ contre champ. « J’étais en préparation de mon spectacle Hors-champ (2013) et je reconnaissais dans cette pièce une partie de ce que je voulais inventer avec la danse-cinéma » raconte la chorégraphe. C’est encore Heiner Goebbels avec la pièce Eraritjaritjaka, dans le Kunstfestivaldesarts de 2005 « l’utilisation qu’il avait faite de la vidéo dans cette pièce m’avait particulièrement impressionnée tout comme la formidable prestation de l’acteur André Wilms, avec qui j’avais récemment pensé un projet qui n’a jamais pu se concrétiser.… Les idées naissent souvent de situations inattendues, un déclic donne l’intuition d’une perception nouvelle, qu’il importera de cultiver dans son propre cheminement de création. »
Elle conclut : « Je suis soucieuse de ne pas m’enfermer dans un langage, c’est une des raisons qui me porte à utiliser les techniques du cinéma, ou les nouvelles technologies interactives sans jamais les mettre en avant, comme un moyen d’expression et non de démonstration. Le rôle de l’artiste tout en en interrogeant le monde, n’est-il pas aussi de le réenchanter, d’inspirer, d’activer l’imagination de tout un chacun ? »