Michèle Noiret, Le Chant des ruines

Wilson Le Personnic

Maculture.fr, janvier 2021

Figure incontournable de la danse belge, la danseuse et chorégraphe Michèle Noiret développe depuis plus de vingt ans, une œuvre hybride pensée en étroit lien avec des dispositifs et technologies numériques. Entre dystopie et drame écologique qui nous guettent, sa pièce Le Chant des ruines créée la saison dernière matérialise l’inquiétude de la chorégraphe sur les temps à venir. Aujourd’hui, la crise sanitaire a mis en stand-by sa tournée et donne une nouvelle perspective à ce projet au caractère annonciateur. Cette pause forcée est l’occasion de s’entretenir avec Michèle Noiret sur les rouages de sa recherche et sur le processus de création de cette pièce qui attend désormais de retrouver les planches et son public.

Vous développez depuis une dizaine d’années une recherche chorégraphique qui prend racine dans la « danse-cinéma ». Vos recherches semblent se matérialiser différemment selon chaque projet. Retrouvez-vous des fils rouges de pièce en pièce ?

J’ai introduit l’image filmée pour la première fois en 1996, dans le spectacle Les Plis de la nuit. En 2003, le journaliste Gérard Mayen, dans sa critique de la pièce Sait-on jamais ?, a parlé de Danse/cinéma, un concept que j’ai adopté car il résume bien ce que j’essaye de créer et c’est aussi un clin d’œil à Pina Bausch et sa danse/théâtre. Le fil rouge que je tisse depuis est peut-être celui de fusionner, de différentes façons, un langage chorégraphique précis auquel j’accorde une grande importance, avec d’autres modes d’expression et d’autres techniques. Je cherche à donner de l’épaisseur et du sens aux propos que je traite, tout en veillant à ce que la présence des interprètes reste centrale. Pour ce faire, j’utilise l’image, le son, la lumière, des technologies interactives parfois, des scénographies plus ou moins élaborées, etc. Je m’entoure d’autres créateurs, qui maîtrisent des techniques et des connaissances que je n’ai pas et qui sont indispensables à la réalisation de pareils projets. Tous ces langages s’agencent différemment d’une création à l’autre en fonction de la nature des projets et des budgets disponibles. Un temps collectif d’expérimentation et d’improvisation est ainsi proposé à chaque création. Au final, ma démarche est assez artisanale, elle est faite de collaborations fidèles qui permettent de développer les idées, d’affiner des techniques dans la durée, mais également de nouvelles rencontres qui amènent d’autres influences et ouvrent des pistes de réflexion et d’action.

Que permet « de plus » l’image filmée, au plateau ?

Au début des années 90, j’ai reçu une vieille caméra que j’ai plantée dans mon salon – qui était à l’époque aussi mon studio de répétition – où j’expérimentais toutes sortes de situations. Il m’est apparu évident que le gros plan d’un visage révèle de façon subtile toute une gamme d’émotions jamais visibles sur scène. Susciter le trouble des perceptions fait partie des sédiments de mes recherches et les caméras disséminées sur scène, visibles ou pas, m’ont ouvert un champ d’expérimentation qui dure encore aujourd’hui. Découvrir simultanément plusieurs facettes d’une même situation (celle vue de la salle et captée par des caméras mobiles à l’arrière du plateau), introduire différentes perspectives, de surprenants angles de vue, jouer sur les échelles de grandeurs, les traitements de l’image et du son en direct, introduire le concept du « hors-champ » sont autant de découvertes qui ont fait entrer le cinéma dans ma façon de concevoir le travail de création.

Comment ce type d’images s’articule à votre écriture chorégraphique ?

L’œil étant premièrement attiré par les images projetées, j’ai toujours veillé à ce qu’elles ne prennent pas le dessus sur ce qui se passe sur le plateau. Il ne s’agit pas pour moi de transformer la scène en plateau de cinéma, comme on le voit souvent au théâtre aujourd’hui. Au contraire, l’image sert d’écho, d’extension à ce qui se passe sur le plateau, comme des strates, des couches de lectures supplémentaires qui donnent de la profondeur au propos, le renforcent, ajoutent du signifiant. Faire de tous ces langages une seule écriture est ce qui m’intéresse. De longues séances d’improvisations collectives filmées sont nécessaires, elles permettent de faire se rencontrer toute l’équipe, et de se familiariser avec la scénographie. C’est là que le hasard de combinaisons délicates et complexes fera surgir des images aussi surprenantes qu’inattendues que l’on tentera de reproduire. On prend le temps nécessaire pour les décoder : qui a fait quoi, à quel moment, etc. c’est souvent un vrai casse-tête… Mais ces instants, personne n’aurait pu les imaginer seul, ils deviennent souvent l’un des points forts d’un spectacle… Quand chacun est à l’écoute de l’autre, la magie opère, c’est un travail collectif, artisanal, fragile, et passionnant.

Comment la création du Chant des ruines s’inscrit-elle dans cette recherche artistique ?

Lorsque je regarde en arrière, je remarque que d’une façon ou d’une autre, toutes mes créations sont reliées entre elles. Et si elles ont toujours reflété la société dans laquelle je vis, en 2009 il y a eu un basculement, je ne pouvais plus faire l’impasse sur toutes les interrogations, le malaise, voire la colère, qui m’habitaient. Ces prises de conscience sociétales, comportementales, environnementales se sont retrouvées au cœur de mes préoccupations : comment rendre ces sujets, ces émotions par le mouvement, la présence des interprètes, éviter de tomber dans le piège de singer la réalité, qui ne ferait que saturer un peu plus d’informations et d’images nos cerveaux déjà bien sollicités ! La réalité lorsqu’elle est reproduite sur scène est rarement convaincante, fausse, affaiblie, elle devient vite caricaturale. Il n’y a pas de réalité sur scène, il y a le langage que l’on invente pour en parler, ouvrir des réflexions, susciter les interrogations, troubler les perceptions, inventer de la beauté singulière, choquer, emmener le spectateur à s’interroger et à recevoir une émotion qu’il n’attend peut-être pas. S’il est tentant de s’arrêter aux premières « trouvailles »… creuser et dépasser les premières idées, prend du temps mais pour moi est nécessaire. C’est dans cet état d’esprit que j’ai créé en 2009 le spectacle DEMAIN qui avait pour toile de fond la disparition des abeilles, un sujet à l’époque dont on parlait peu et que je trouvais particulièrement inquiétant… Le Chant des ruines se retrouve dans cette même veine de spectacles qui traitent essentiellement, par des métaphores et des images sonores fortes, quelques mots parfois, de faits environnementaux et sociétaux qui me concernent, m’inquiètent et deviennent de plus en plus préoccupants.

Le Chant des ruines est votre première pièce après votre départ du Théâtre National à Bruxelles où vous étiez artiste associée pendant plus de 10 ans. Cette circonstance a-t-elle influé sur les prémisses de la création ?

En effet, après avoir été associée pendant onze années au Théâtre National à Bruxelles, où j’ai eu la chance de collaborer avec les ateliers de décors et de costumes, pour donner vie à des scénographies importantes et très complexes, une nouvelle page s’ouvrait. Le Chant des ruines s’est construit sur une tout autre échelle, il fallait trouver les ressources et l’inventivité, pour ne rien perdre de la force scénique, visuelle et émotionnelle des créations précédentes. Il y a eu quelques tergiversations, plusieurs projets abandonnés, avant de décider le dépouillement total et d’aller le plus loin possible en travaillant uniquement avec du carton recyclé et recyclable.

Comment l’utilisation du carton s’est-elle imposée ?

J’avais en tête l’œuvre Labirinto du plasticien Michelangelo Pistoletto. Nous avons commencé par faire des essais à Charleroi danse, avec de grands rouleaux de carton d’emballage et des iPhone. Ce que j’avais imaginé en premier lieu fonctionnait en tant qu’installation plastique autonome mais était trop compliqué à mettre en mouvement pour un plateau de danse. Mais ce point de départ a permis de confirmer mon intuition d’utiliser du carton. Nous avons été surpris de la force, de la poésie, de l’étrange beauté des images qui ont surgi dès les premières improvisations collectives, où ce matériau abstrait, manipulé, foulé, déchiré par les interprètes, et combiné aux lumières et aux traitements spécifiques du son, de l’image captée en direct, produisait ! Je me suis figuré que pour une fois, ce serait simple de ne jouer qu’avec du carton… Erreur ! (rire).

Comment résumeriez-vous la trame de la pièce ? Quels ont été les différents axes de recherches et vos méthodes de travail avec votre équipe ?

Le projet reflète le monde d’aujourd’hui et celui de demain auquel on aimerait échapper, entre dystopie et conscience écologique, la trame peut se résumer ainsi : un périple dans lequel s’engouffrent cinq personnages, qui tout au long de la pièce, font face au chaos ambiant qui déboussole leur environnement. Lorsque la situation semble inextricable, peut-on faire l’éloge de la fuite et inventer des solutions pour s’en sortir ? Comment faire face aux bouleversements intérieurs que ces désordres provoquent ? C’est un spectacle qui pose plus de questions, qu’il ne propose de réponses… La pièce s’appuie en partie sur le livre L’éloge de la fuite et sur un interview d’Henry Laborit, qui déjà en 1974 affirmait que si l’homme voulait survivre, la société telle qu’elle était devait disparaître. Le film 2001 l’Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick, la société liquide dont parle Zygmunt Bauman, font partie du terreau qui a nourri cette création. C’est un très long processus, tout ne s’explique pas, il y a tant d’associations d’idées qui entrent en jeu, du vécu, des imprévus, des accidents magnifiques parfois, que l’on tente de reproduire… Je ne me souviens pas toujours dans quel ordre les idées arrivent. Il y a un travail en solitaire en amont pour définir les grandes lignes de ce qui se bouscule dans ma tête, c’est un moment toujours très excitant, car tout est possible, puisque virtuel ! Ensuite avec les différents collaborateurs, je partage mes idées, mes interrogations, on échange, rebondit, et discute de la faisabilité. Ce n’est qu’après, que j’esquisse un début de scénario qui prend en compte la personnalité des danseurs et tente d’établir les premiers éléments scénographiques. Lorsque l’on commence les répétitions tous ensemble dans le théâtre, il y a une certaine inertie, un temps nécessaire pour « s’accorder ». Les différents régisseurs de la lumière, de la vidéo et du son doivent affiner leurs outils, les éléments de scénographie testés, c’est une sorte d’apprivoisement général qui permet de plonger tous ensemble dans les matières qui construiront la pièce. Une création, c’est comme entamer l’ascension d’une montagne sans connaître la météo !

Pouvez-vous revenir sur le processus de travail avec les interprètes ?

Les interprètes ont une place centrale, je leur donne beaucoup et exige la même chose en retour. Je les appelle des « personnages chorégraphiques », et non des danseurs ou des acteurs. Je n’aime pas travailler dans le conflit, j’aime que tous les collaborateurs se sentent à leur place et s’impliquent à fond dans le travail et s’en emparent. La créativité de tous est sollicitée. Faire connaissance avec les interprètes nécessite des discussions de fond, on partage des expériences vécues et traverse des propositions qui toutes ont en commun le mouvement, la présence et l’écoute. Je tisse une étroite collaboration avec un ou une assistant/collaborateur comme avec la danseuse Dominique Duszynski durant une dizaine d’années et à présent avec David Drouard, à qui j’aime laisser une grande liberté de proposition. Souvent ils sont plus à même que moi d’inventer les chemins qui mènent les interprètes au résultat que je cherche. Ce voyage qui dure des mois, des années – car lorsqu’on tourne les spectacles, je continue toujours d’en retravailler des aspects – nous lie et reflète une certaine façon de vivre. Les interprètes du Chant des ruines n’avaient pas vraiment d’expérience avec les caméras ni avec la manipulation des matériaux qu’il faut appréhender comme de véritables partenaires. Réfléchir à la place qu’occupe un cameraman sur scène peut ne pas être anodin pour les interprètes. Dans la pièce Hors-champ, il est un véritable acteur, dans Le Chant des ruines, il s’efface comme un chat dans la pénombre. Quoi qu’il en soit, son rôle reste essentiel, il est un partenaire supplémentaire pour les interprètes, une donnée en plus à intégrer, qui se frotte à leurs habitudes et demande un esprit d’adaptation. Les interprètes qui s’engagent dans ce genre de travail acceptent les contraintes d’une écriture multidimensionnelle qui inclut l’interactivité de l’image filmée en direct et des interactions sonores. Les outils technologiques n’ont pas toujours la même souplesse que les interprètes, leur mise en place et leur adaptation à l’évolution des répétitions sont souvent complexes, quand des changements doivent se faire, les attentes sont parfois à durée indéterminée pour les interprètes. Mais comme au cinéma, il faut rester chaud et être prêt à reprendre dès que les problèmes sont résolus. Mais attendre ne veut pas dire perdre son temps, tout le monde n’est pas fait pour ce genre d’expérience… Tout cela entre dans le processus de création, on tâtonne, on cherche, on découvre et on apprend, tous ensemble.

Le Chant des ruines a été créé en octobre 2019, bien avant que la pandémie vienne affecter notre imaginaire. Pourtant, en voyant la pièce, certaines séquences frappent par leurs caractères annonciateurs…

C’est le genre d’imprévus qui me fascine dans le processus de travail que l’on mène. Lors des répétitions, le carton en se déchirant provoquait toujours énormément de poussière et il fallait protéger les régies mais aussi les poumons des danseurs. Nous avons donc utilisé des masques, qui n’avaient alors pas du tout la connotation « corona », d’aujourd’hui ! En répétition, l’image dérangeante de deux amants, bouches couvertes par les masques, tentant de s’embrasser créait un vrai malaise ! Cette situation m’a inspiré toute une scène que j’imaginais futuriste mais la réalité nous a vite rattrapé : personne n’aurait pu imaginer vivre cette situation quelques mois plus tard !

La crise sanitaire a automatiquement mis en stand-by la tournée de Chant des ruines. Comment vivez-vous cette mise à l’arrêt depuis 10 mois ?

Bien sûr les conséquences sont désastreuses et pour certains encore plus que d’autres. Je crains que ce ne soit qu’un début ! Nous avons eu la chance de créer Le Chant des ruines en octobre 2019, et de tourner un peu avant d’être stoppé net par le lockdown. On s’efforce, quand c’est possible, de continuer à travailler avec les lieux d’accueil afin de reporter les dates ultérieurement, quand elles ne sont pas annulées. En ce moment, nous tentons coûte que coûte de maintenir une tournée en Norvège, qui comporte cinq dates, des ateliers et une conférence. C’est un travail énorme pour le lieu d’accueil et la compagnie, qui soude toutes les équipes. Tous les plannings ont dû être repensés et ils changent constamment. À l’arrivée, il y a les tests, ensuite deux journées de confinement en attendant les résultats, avant de pouvoir travailler entre nous, et seulement après un deuxième test 5 jours plus tard, si toute la compagnie est testée négative on pourra jouer le spectacle et circuler librement… (mise à jour : la compagnie est partie comme prévu en Norvège mais les 5 représentations et la conférence ont été annulées à cause d’un cas positif dans l’équipe, seuls les ateliers ont été maintenus avec les dispositifs de sécurité sanitaire). C’est un château de cartes qui peut s’effondrer au moindre problème. Il n’y a plus de certitude, il faut accepter de faire, défaire, et refaire pour peut-être ne rien pouvoir concrétiser. Nous avions l'espoir que la situation se calmerait en début d’année mais au vu des derniers échanges avec nos partenaires, ce n’est pas le cas. Les temps qui s’annoncent ne sont pas faciles, cependant, concevoir des projets pour le spectacle vivant reste absolument nécessaire, nous vivons tous une fatigue du tout à distance. Même si l’on s’adapte comme on peut à ces nouveaux modes de fonctionnement, le contact humain reste l’essence même du spectacle vivant. La création, l’art en général, sont des vecteurs de transmission des idées, de cohésion sociale, de santé psychologique, d’économie aussi et donc un baromètre de l’évolution de nos sociétés. Aller au théâtre aide à vivre, c’est un acte essentiel !

Date 

Jeudi, 14 janvier 2021
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