Propos recueillis par Bruno Follet pour le Magazine du CECN.
CECN, mag n°03, 11/2005 - 03/2006
Un regard sur Les Familiers du labyrinthe, un spectacle de Michèle Noiret présenté à l'Opéra Garnier de Paris.
Après ses Territoires Intimes, présentés en 2004 avec l'aide, entre autres, du CECN, la chorégraphe bruxelloise Michèle Noiret a investi, en février 2005, le Palais Garnier de l'Opéra de Paris avec Les Familiers du labyrinthe, sa nouvelle création, pour les danseurs du ballet de l'Opéra.
« Quand Brigitte Lefèvre m'a proposé de créer une pièce pour le ballet, j'ai rapidement imaginé d'y emmener tous les collaborateurs (Xavier Lauwers, Todor Todoroff et Fred Vaillant) qui participent depuis des années à la « matérialisation » de mon univers. Je me devais de partager avec eux cette expérience intense et rare. »
C'est un « Paris » gagné pour Michèle Noiret que cette commande pour le ballet de l'Opéra. Et pour le bonheur du spectateur qui retrouve aussi bien « Noiret » en haut de l'affiche, que tout entière présente dans une création pourtant coordonnée dans des conditions nouvelles pour elle. Le choc est donc grand, et le plaisir et l'émotion, à la hauteur des espérances : immenses. Michèle Noiret est une femme qui ne cherche pas à livrer bataille mais qui, tout au contraire, s'acharne avec brio à anéantir les limites des frontières, quitte à les imposer pour mieux les faire trembler. Le rideau se lève sur la pièce, qui s'éclaire crûment de nuances composées de noirs et blancs et se joue sur une musique électroacoustique faite de sons spatialisés dans toute la salle, c'est un monde inattendu qui s'ouvre alors.
Des corps bougent...
Quinze individus hésitent, s'interrogent, se penchent sur eux-mêmes. Ils se touchent, se frottent, rampent, marchent, courent, se cherchent. Quinze corps seuls, comme abandonnés, laissés chacun à leur propre introspection.
Ces hommes et femmes, qui pourraient être nous, s'approchent ensuite les uns des autres, se trouvent, s'apprivoisent, s'acceptent ou se repoussent, se retrouvent pour former de nouvelles entités, s'attroupent, se déchirent, se séparent et se reconstituent en d'autres groupes. Encadrés par une scénographie mouvante, des éléments se créent, se font et se défont, les corps passent d'un groupe à l'autre, comme dans la vie, comme souhaitant sortir du labyrinthe de la quête de soi, dans la recherche de sa place parmi des autres, au sein du monde.
Au bout du compte, tout semble éclater, foulé par le noir, le sombre, le vide de la nuit. Tout paraît se terminer mais, de cette fausse fin, qui voit les corps se muer en silhouettes écrasées, naît un espoir, la possibilité d'autre chose, une nouvelle introspection, plus large, sage, dans une image de foule projetée sur écran. Aussi perdus qu'à leurs débuts, aussi seuls dans la foule, au milieu d'autres corps plus anonymes encore qu'ils ne l'étaient dans leur solitude originelle, les corps paraissent pourtant, enfin, trouver leur place dans l'immensité. N'être plus rien mais naître, être un tout au milieu de tous.
Un décor bouge...
Au-dessus comme autour du ballet, les trois structures géantes d'Alain Lagarde, suspendues, composent des espaces en mouvement quasi constant. Des images s'animent aussi, proposant des bribes d'univers, en pointillés, des morceaux de labyrinthes, de traces, de corps, que le spectateur peut, s'il le veut, relier pour aller vers des sens possibles. Mais ces indices donnés ça et là par tous ces éléments n'éclairent que si l'on veut se donner la peine d'accepter le voyage, se laisser emporter.
Cette sensation étrange que le décor est corps s'affirme encore plus avec la troisième dimension, qu'approfondissent les lumières de Xavier Lauwers et les images vidéo de Fred Vaillant, deux fidèles collaborateurs de Michèle Noiret. Pas d'images de synthèse dans ce flux de pixels, mais l'impression pourtant qu'un monde virtuel se dessine sous nos yeux, accompagnant parfaitement la chorégraphie qui se joue, plus bas, sur la scène, esquissant d'autres propositions.
Dans le dispositif scénique proposé, bien plus encore, la danse paraît effectivement vouloir sortir de ses carcans corporels mêmes, portée par les costumes, les lumières, les images, et les sons dont la liberté provoque un vent propre à soulever le ballet classique, actant vers d'autres mondes.
Des sons bougent...
La danse, loin d'être étouffée par l'environnement scénographique, s'allège tout au contraire de la simplicité avec laquelle ce dernier est mis en place. A l'image des sons assemblés dans la musique de Todor Todoroff, qui s'animent également dans tout l'espace de la salle, l'ensemble nous « emporte », dans tous les sens du terme. Avec cette surprise de taille concernant la bande son : la fosse est vide, sans orchestre, et pourtant, la musique est partout !
Ainsi, dans la partition, préenregistrée mais déclenchée en direct, les sons agissent et réagissent avec le spectacle et s'expatrient autour des spectateurs, dans une liberté aussi étonnante qu'inhabituelle. Le compositeur est, chaque soir, le seul collaborateur de Michèle Noiret à rester sur place pour lancer lui-même les plages de son océan de sons, intervenant depuis la salle pour investir celle-ci jusqu'en ses fonds, de la scène jusqu'aux derniers rangs, rendant l'envahissement total et vivant.
...Tout est mouvement !
Car ce n'est plus que la danse, ce ne sont plus que les corps. Telles les limites spatiales de la musique s'effaçant, le cadre de la scène disparaît également. Les êtres, les formes, les sons, les images se meuvent et créent ensemble un nouvel univers, dans lequel le spectateur peut plonger librement, parce que le lieu est investi complètement, de tous côtés. On s'attendrait presque, sans réelle surprise, à voir les corps se mouvoir jusque dans la salle, pour l'investir aussi - et aussi bien, forcément - et, lorsque la foule apparaît sur le grand écran de fond de scène, c'est un peu du public qui s'y retrouve, comme s'il s'était invité avec les danseurs.
Forme et fond s'allient.
Le discours, lui, est limpide. Au spectateur consentant, prêt à se laisser embarquer avec ces jeunes danseurs dans l'aventure de la recherche, l'univers de Michèle Noiret s'ouvre grand et s'offre simplement, ludique. Et de belles mises en abyme s'imposent doucement, au fil des 35 minutes que dure la création.
Les danseurs, sur scène, sont en quête d'autres choses également, ils se cherchent et se font sans doute violence pour avancer vers un horizon qui n'est pas leur quotidien, comme perdus dans le labyrinthe de la danse contemporaine qu'ils n'appréhendent pas, au départ. Mais le plaisir, au fil de la pièce s'écoulant, est de plus en plus palpable.
Tel un pianiste rodé au répertoire classique qui se doit, pour envisager sereinement de s'attaquer à une oeuvre moderne privilégiant le son et la résonance aux harmonies, de faire table rase de ses réflexes gestuels et intellectuels, les danseurs du ballet de l'Opéra de Paris doivent apprendre à se mouvoir différemment pour émouvoir autrement :
« La création, c'est oser se perdre, c'est se mettre à nu pour entrer dans l'inconnu, avancer, aller au-delà de ce qu'on connaît. Aller vers l'extérieur, vers l'autre, et vers l'intérieur de soi-même, comme un voyage. La création d'un spectacle vivant, c'est aussi une confiance mutuelle entre tous les « acteurs » et bien sûr avec les interprètes. Dans un contexte de création comme celui de l'Opéra, j'apporte une proposition que les danseurs, ensuite, quand je ne serai plus là, au fil des représentations, devront continuer d'investiguer, d'approfondir ; il est important qu'ils se l'approprient et qu'ils continuent de l'interpréter, de la « trahir » dans le sens positif du terme, c'est-à-dire d'aller au-delà. »
Cette introspection personnelle, mise en scène dans la chorégraphie de Michèle Noiret, prend corps via les danseurs de ballet classique se remettant en question dans leur pratique, et ceux-ci, si sensibles, émeuvent et emportent. Une grande et belle générosité traverse ainsi la démarche de la chorégraphe, rendue possible par sa rencontre avec un groupe qui, visiblement, a été porté par l'enthousiasme de la découverte, puisque ses membres s'y prêtent avec évidence, et de plus en plus volontiers chaque soir :
« L'enjeu était qu'ils soient eux-mêmes, sans se réfugier derrière leur technique mais en l'utilisant différemment. La danse doit surgir de l'intérieur ! »
Dans l'une des toutes dernières scènes des Familiers du Labyrinthe, le moment magnifique qui voit Nolwenn Daniel apparaître en direct sur l'écran géant, image immense en plan serré d'une danseuse jouant avec l'oeil de la caméra, prend une toute autre dimension, tout intime. C'est l'image d'un jeune corps qui, face à la technologie - mais aussi face à ses techniques et réflexes de danse - se questionne et s'autorise à partir dans de nouvelles directions, quitte à se perdre en chemin pour mieux se trouver ou se retrouver.
Perdue loin de ses habitudes de jeu face au miroir, loin des réflexes de frontalité auxquels oblige le classique, la danseuse et la danse s'ouvrent à l'espace de l'imaginaire, un univers nouveau né de gestes s'apprenant, de sons et d'images s'entrechoquant en harmonie.
Briser tout pour reconstruire, autrement.
Ici, c'est parce que la technologie est repoussée aux frontières de la sobriété, pour gagner toujours plus en efficacité d'ouverture des sens, jusque dans les choix de couleurs frôlant les noirs et blancs au point de ne se laisser envisager qu'en gammes de gris, qu'elle permet, étrangement, une grande chaleur :
« Le noir et blanc permet une distance par rapport au propos. Je voulais une palette de couleurs sobres, dosées dans les lumières, les costumes, la vidéo. »
En cohérence avec l'ensemble, qui n'impose rien mais propose, l'usage de noirs et blancs laisse d'autres tons se réfléchir. D'autres arts aussi, puisque, comme souvent dans le travail de Michèle Noiret, le cinéma est tout proche, comme dans cette citation de Tarkovski qu'elle fait sienne : « Le but de l'art est de donner un éclairage pour soi-même et pour les autres sur le sens de la vie. »
Le recul permis par les partis pris techniques et les choix de mise en scène peuvent aussi donner l'illusion que les rapports s'inversent, appelant d'autres références cinématographiques. Comme dans Metropolis de Fritz Lang, ou 2001, l'odyssée de l'espace de Stanley Kubrick, l'univers créé peut, en les opposant, inverser l'ordre établi des éléments : le grand peut devenir petit et le minuscule grandir soudainement.
Des structures gigantesques ne sont plus rien lorsqu'elles se détachent sur fond d'images en très gros plan, quasi macroscopiques mais, flirtant avec l'oeil d'une caméra, un regard perdu dans un coin de scène est agrandi démesurément sur le fond de scène. Les corps humains relativisés dans un espace les étouffant, deviennent insectes et, à l'inverse, tous ces petits gestes accumulés qui se jouent très individuellement par moment - et dans lesquels l'oeil avisé peut reconnaître l'empreinte de la chorégraphe - finissent par faire mondes. Multitude :
« Je suis attirée par les choses sobres, épurées : mais d'avoir travaillé avec Stockhausen m'a rendue sensible à la polyphonie et me l'a fait aimer. Qu'il se passe plusieurs choses en même temps avec des liens possibles, cela m'intéresse, mais cela demande aussi une participation plus active du spectateur. »
Volontaire, et fort de ses propres références et de son bagage qu'il est vivement convié à emmener avec lui, le spectateur est alors maître de voir ce qu'il veut, d'entendre ce qui lui plaît et de lire dans la création tous les sens lui convenant.
« La vidéo, la lumière, les costumes, la danse : je tente de prendre tous ces éléments pour en faire un nouveau tout...!».
Ce « nouveau tout... », ensemble composé de choses disparates rendues cohérentes par la magie de son travail de chorégraphe curieuse, mériterait, par le jeu des mots rendant hommage aux recherches poussées de Michèle Noiret, de s'inverser ici pour s'annoncer comme « tout nouveau », élément d'art ou de vie qui s'élabore et naît chaque soir de la mise en relation des corps, décors, costumes, sons, images.
Curieuse de tout, dans sa démarche naturelle d'ouverture, le souci permanent de Michèle Noiret de suivre l'évolution technologique s'accompagne effectivement toujours d'une volonté farouche de ne pas se perdre dans le labyrinthe des techniques, et dès lors, de nous y accompagner généreusement.
En fin, une ouverture.
L'avant dernière scène de la création est une fausse fin qui annonce la suite, boucle se bouclant au final par une vision de foule dans laquelle les danseurs - comme les spectateurs - peuvent se perdre autant que se trouver, répondant aux quinze personnages abandonnés du début. Dans cette fin ouverte s'oppose à la solution du groupe la possible autonomie de l'individu, et peut naître aussi, en filigrane, une nouvelle idée de la danse, sur le fil tendu entre ses diverses pratiques, comme une porte s'ouvrant sur tout un univers à explorer encore...
Lorsque Michèle Noiret avoue humblement ne pas se sentir concernée par les modes, ces quelques mots sincères et dénués de toute prétention emportent l'adhésion et portent en eux le travail de tous ses collaborateurs. Car pour la chorégraphe, la danse se doit d'être présence : un regard, un imaginaire reconstitué dans l'espace.