Propos recueillis par Vincent Delvaux, pour le Magazine du CECN.
Magazine du CECN, sept-dec 2004
Territoires intimes nous entraîne dans une plongée au coeur des technologies numériques mises au service de la danse et du corps
Michèle Noiret, depuis plusieurs années déjà, se profile comme une des figures majeures du paysage chorégraphique en Communauté française de Belgique. Depuis In Between, la chorégraphe tire le meilleur parti des technologies numériques qu'elle met au service de sa recherche artistique. Après avoir travaillé longuement sur les compositions de Karlheinz Stockhausen (notamment Tierkreis pour le très beau Solo Stockhausen et aussi Twelve Seasons), elle s'est allié la collaboration de Todor Todoroff, compositeur, ingénieur et "spatialisateur" sonore, qui mène une recherche approfondie sur l'interactivité du son et du mouvement et de Fred Vaillant, jeune vidéaste talentueux. Au croisement d'une pluralité de langages, image, danse et son, de leurs contaminations et débordements respectifs, se construit une danse qui reste toujours sensible, délicatement humaine et charrie une poétique de l'ordre du minéral, du flux, de la concrétion. Dans Territoires intimes, sa nouvelle création, présentée dans le cadre de Lille 2004, la technologie apparaît plus que jamais comme le révélateur de mondes cachés, arpentant avec une précision impudique les territoires de ces corps "dé-territorialisés" et matérialisant en mouvements leurs pensées intérieures et secrètes.
Votre création s'inscrit dans la continuation de la démarche entamée avec la série des Prospectives. Quelles sont les évolutions apportées par cette nouvelle étape dans votre parcours artistique ?
Michèle Noiret : Territoires Intimes aurait dû s'inscrire dans la suite logique des Prospective(s), où nous avions poussé assez loin la recherche sur la vidéo et ses différents temps d'images, —en direct et enregistrée—, ainsi que la recherche sonore, en développant notamment un système basé sur des capteurs de pression réagissant au centre de gravité de l'interprète.
L'idée de départ était d'élargir ce système pour Territoires Intimes, en développant une technologie sans fil. Mais, malgré tous nos efforts, nous n'avons pas réussi à réunir les budgets nécessaires aux développements de ces instruments technologiques : c'est un travail coûteux, en temps et en moyens. Il nous a donc fallu inventer de nouveaux stratagèmes, et retourner à une façon de travailler plus légère, mais qui n'en n'est pas moins intéressante.
Todor Todoroff compose la musique et l'environnement sonore, en approfondissant son travail sur la « spatialisation » et la transformation du son. Nous poursuivons également le travail sur l'image, entamé avec Fred Vaillant, qui occupe une place importante au sein de la création; il est totalement impliqué, m'assiste à la chorégraphie et participe à toutes les répétitions. Ce qui est particulièrement intéressant dans son travail est ce qui ressort et naît de la confrontation entre les différents temps d'images, c'est-à-dire entre les sources pré-enregistrées et retravaillées, et celles des caméras qui filment en direct les danseurs sur scène. Le mixage de ces différents temps d'images crée une circulation particulière, dilate le temps, et donne ainsi une perception subtilement tronquée des évènements.
Dans Sait-on jamais ? (Prospective II), vous jouiez beaucoup sur l'apparition/disparition, la présence et l'absence. Retrouve-t-on ces moteurs d'inspiration dans votre nouvelle création?
M.N. : Souvent les mêmes idées reviennent de création en création, mais dans un contexte différent : elles sont abordées sous un angle nouveau. Nous tenterons d'approfondir le potentiel qu'offre cette approche. Dans Sait-on jamais ? par exemple, nous enregistrons des séquences filmées juste avant le spectacle, afin de bénéficier du même contexte spatial, et d'une lumière identique à celle de la représentation. Lorsque Fred Vaillant réinjecte ces séquences en direct, et les mélange avec des captations faites pendant le spectacle, l'effet produit déroute, car ces images s'insèrent parfaitement dans leur contexte et créent des dédoublements troublants.
Dans la nouvelle création, nous reprenons cette idée de « la chambre », c'est-à-dire un espace caché ou visible en partie seulement par le public où nous sommes filmés en direct. Ces images sont traitées, puis projetées, mêlées à d'autres, sur les écrans de la scénographie.
Ces images, fascinantes, soulèvent de nombreuses questions et difficultés techniques : par exemple, la perte de qualité des images lors de leur superposition. Nous espérons dans le futur pouvoir développer des techniques, avec des spécialistes de l'image numérique, qui nous permettront de dépasser toutes ces contraintes techniques.
Nous retrouvons aussi, ici, l'idée de décomposition et de reconstruction de l'architecture de l'espace, grâce à un dispositif d'écrans de projection mobiles, que la lumière et les images vidéo font vivre.
Dans vos travaux précédents, vous avez souvent puisé votre inspiration dans des références à la littérature ou à la poésie, voire dans d'autres disciplines comme la peinture ou la gravure (avec Serge Vandercam dans Tollund ou Maurice Pasternak dans Les Plis de la Nuit). Est-ce encore le cas aujourd'hui, alors que votre recherche semble se concentrer plutôt sur l‘utilisation des technologies ?
C'est bien sûr toujours le cas : ma recherche ne se concentre pas sur l'utilisation des technologies, elle tente plutôt d'intégrer les nouvelles technologies à la recherche et à la composition chorégraphiques. Mon point de départ reste le mouvement, la personnalité des danseurs et toutes les sources d'inspirations qui me parlent (littérature, peinture, architecture, cinéma, musique...). Ces techniques restent un moyen et non une fin en elles-mêmes.
Ma nouvelle pièce s'inspire librement du roman Les vagues de Virginia Woolf, dont des fragments de textes se retrouvent en filigrane tout au long de la pièce. Elle se concentre autour de six « personnages chorégraphiques ». Ce qui m'intéresse ici est la tentative de matérialiser le mouvement de leurs pensées intérieures et secrètes, leurs rencontres, leurs liens, leurs croisements manqués ou impossibles.
J'aime le défi que représente l'utilisation des nouvelles technologies : elles obligent à réfléchir différemment sur l'utilisation de l'espace, la construction chorégraphique, la présence des interprètes sur scène; la confrontation de temporalités différentes — donc la structure du spectacle, les rapports à la scénographie, à la lumière, au son...
Elles invitent notre imaginaire à quitter ce qui nous limite, soit la reconnaissance du territoire. Mais pour moi, je le répète, les technologies sont avant tout autant de nouveaux outils susceptibles d'aider et de servir l'expression, et qu'il s'agit de maîtriser par la pratique, mais qui contribuent de manière créative au développement de la recherche chorégraphique.
Dans le cadre de votre collaboration avec le CECN, il est question d'un projet d'archivage numérique de vos travaux. On sait à quel point les arts du spectacle peuvent être victimes d'une sorte « d'amnésie » après quelques années, par manque de traces. Dans votre cas, ce projet comble-t-il un besoin réel ? Que peut apporter concrètement une structure comme le CECN dans votre travail ?
M. N. : Le CECN comble un manque réel dans la pratique de notre métier. Il y a toujours eu des problèmes concernant l'archivage du travail chorégraphique. Certaines oeuvres, pourtant filmées il y a quinze ans, ne sont plus accessibles, car le matériel et les supports ont évolué. De plus, les spectacles vivants, à cette époque, étaient le plus souvent filmés dans des conditions d'amateurs. Le CECN nous a proposé l'archivage de toutes les créations de la Compagnie. Il offre un cadre, des instruments, des moyens et des personnes compétentes : tout cela est extrêmement précieux. Ce que je trouve intéressant et positif dans la démarche de l'équipe du CECN est qu'elle se situe dans un processus de circulation et de partage de l'expérience. Leur démarche propose également de faire connaître les nouvelles technologies à un large public.
En échange de l'aide technique qu'ils nous fournissent, nous nous engageons par exemple, à partager notre expérience à l'occasion de stages, ou à présenter et animer des « Master Classes ».
Il est aussi très utile d'avoir la possibilité, avant une création et pendant une période de quelques semaines, de bénéficier d'une « résidence », qui permet de développer les instruments et les outils qui serviront la création à venir ; car pour l'instant, tout doit absolument se faire de façon simultanée : le travail est d'autant plus difficile que les journées n'ont jamais que 24 heures et les périodes de répétions ne peuvent s'étendre faute de moyens.
Il me semble rencontrer au CECN une équipe motivée, surtout intéressée par la compréhension des problèmes auxquels nous sommes confrontés, immédiatement liés aux nouvelles technologies, et de nous aider à les résoudre.
Le CECN produira également un « Making off » de Territoires Intimes ?
Oui, ce documentaire, retracera le « chantier » de la création et témoignera du processus de recherche lié aux interactions entre l'image, le mouvement et le son, tout au long des répétitions de Territoires Intimes.