Comédien.be, novembre 2010
Primée en 2009 pour DEMAIN, Michèle Noiret revient au Théâtre National avec sa nouvelle création, Minutes opportunes. L’occasion de rencontrer cette danseuse et chorégraphe dont la compagnie fêtera bientôt ses 25 ans !
Pour ceux qui ne vous connaitraient pas ou peu, pouvez-vous rapidement retracer votre parcours ?
Après avoir suivi des cours à Mudra [1], je devais avoir 18 ans et j’avais envie de travailler comme danseuse avec différents chorégraphes... mais il se fait que j’ai rencontré un compositeur, Karlheinz Stockhausen, avec qui j’ai très longtemps travaillé et qui a fortement aiguillé mon parcours. Avec lui, je devais à la fois entrer complètement dans son univers mais aussi être très créative. C’est comme ça que petit à petit, j’ai eu envie de chorégraphier et de créer mes propres spectacles. Au final, j’ai eu peu d’expérience avec des chorégraphes à part avec Pierre Droulers [2] ou encore Micha Van Hoecke [3]. Je parle plutôt de rencontres, comme avec Trisha Brown [4] lors d’un stage avec sa compagnie. Cette rencontre a été fondamentale même si aujourd’hui mon travail n’a rien à voir avec le sien... Je me suis nourrie de tout ça, de ces déclics, de ces rencontres qui empêchent de tourner en rond et ouvrent des gouffres à explorer.
Qu’est-ce qui nourrit vos spectacles ?
D’un côté, je suis passionnée par la danse, le mouvement, la construction chorégraphique. De l’autre, je suis passionnée par l’humain avec toutes ses forces, ses failles, sa beauté, son horreur et par le monde dans lequel on vit. Je dirais que ma quête continuelle est de combiner le travail chorégraphique – qui peut sembler parfois abstrait – et cette humanité. C’est pourquoi souvent je parle de « personnages chorégraphiques » à propos de mes danseurs. Ils portent quelque chose, ils ont une intériorité mais en même temps, ils traversent des chorégraphies très structurées et très précises. Ma recherche consiste à trouver comment mêler les deux, former un tout et arriver à une écriture qui m’est particulière qui ne fait pas juste de la danse à côté du théâtre.
Dans Demain, vous travailliez beaucoup avec les « nouvelles technologies »...
De manière générale, je travaille beaucoup avec. Pour accentuer cette sensation de spectacle vivant, la fragilité de l’éphémère, de quelque chose qui se crée au moment même sur scène. Ces images et cette technique sont des outils pour dire cela. Et j’insiste là-dessus car nous sommes bombardés aujourd’hui d’images comme des effets un peu gratuits. J’essaie que mes images aient un sens – qui reste ouvert évidemment car je ne suis pas dans un spectacle qui raconte des choses linéaires. En fait, j’aime essayer de nommer ce qu’on arrive pas à nommer, l’impalpable, de matérialiser les entre-deux. Mais cet appel aux nouvelles technologies n’est pas systématique pour moi s’il ne raconte rien. Dans Minutes opportunes, elles sont très minimes. Je suis en train de travailler avec du son interactif mais je ne sais pas encore si je vais le garder. Ce qui était clair c’est que je ne voulais pas de vidéo cette fois-ci. Uniquement danseurs, lumière, scénographie et musique, évidemment !
Quelles sont justement ces « minutes opportunes », qui offrent à cette création son titre ?
Il s’agit de ces moments dans la vie où on passe de quelque chose de calme, de quotidien, à un événement qui peut être extrêmement joyeux comme extrêmement triste ou bouleversant. Des minutes qui peuvent être autant opportunes que non-opportunes. Je trouvais que ça donnait une image du temps belle et intrigante. Car c’est de cela qu’il est question : parler du temps. Ou plutôt l’interroger. Pourquoi 10 minutes semblent parfois une heure et parfois une minute. Qu’est-ce qui compose le temps et comment l’appréhende-t-on ? Comment fige-t-on des moments pour les garder un peu plus longtemps, que ce soit un passage vers la mort ou un passage vers quelque chose de plus heureux...
Dans le dossier du spectacle, vous parlez de la musique comme étant plus à même d’appréhender le temps...
Oui, dans l’idée qu’elle organise le temps avec des émotions. C’est comme quand on entend une symphonie de Mahler, un morceau de Bach, on a l’impression que le temps prend une couleur, qu’il est matérialisé par quelque chose.. et en même temps ça évolue, ça passe, ça ne reste pas. Pour moi, la danse a cette même caractéristique. Même si ce n’est pas via les mêmes sens ou via la même émotion, les deux arts ont la même fragilité de l’effacement. C’est difficile de parler avec des mots de comment un art peut matérialiser ce déroulement du temps qui sans cesse disparaît. Chaque mouvement en danse fige un instant le temps et puis un autre mouvement le fait disparaître. Comme chaque note fait disparaître une autre...
Est-ce pourquoi vous voulez explorer les conjugaisons possibles entre les musiques et les propositions visuelles ?
L’idée au départ était en effet de partir de morceaux de musique très courts, pour pouvoir les répéter plusieurs fois, avec des propositions de mouvement différentes. J’aimais bien ce concept, je le trouvais intéressant intellectuellement mais une fois sur le plateau, ça m’a moins parlé donc je ne suis pas encore sûre de ce que je garderai ni même si j’en garderai quelque chose. Je travaille comme ça : je creuse, je creuse et si ça ne va pas, tant pis ! C’était une des nourritures de mon travail, même s’il ne doit rien en rester sur scène. Il faut que ce que je vois continue à me passionner sinon ça ne passionnera pas les gens.
Gardez-vous cependant le travail sur les musiques existantes ?
Oui, car c’est un travail que je fais peu. En général, je collabore avec un compositeur, qui me crée des musiques sur mesure pour le spectacle, une partition musicale qui s’élabore en même temps que la chorégraphie. Ici, les musiques existantes offrent des rythmes et des structures précises, pré-établies, comme un matériau supplémentaire à devoir travailler... Toutefois, j’ai quand même fait appel à deux compositeurs, Todor Todoroff et Jarek Frankowski. Pour les musiques, il s’agira donc surtout de Bach. Je me suis rendu compte que Jarek était un grand spécialiste de Bach. Il est tombé dedans très tôt, il a énormément de versions différentes et surtout de nombreuses connaissances dont il m’a fait profiter. Au final, ce sera donc le mariage entre Bach, des musiques originales et quelques clins d’œil au cinéma...
Y avait-il, à la base du projet, d’autres envies que ce travail sur la musique ?
Oui, il y avait aussi celle de travailler comme pour les nouvelles en littérature, telles celles de Borges ou Buzzati. Des formes courtes avec lesquelles on passe d’un univers particulier très fort à un autre en un instant. L’envie également d’avoir – même sans images – ce côté cinématographique propre à mon travail. Travailler sur des ambiances hitchockiennes, de films noirs où planent des meurtres avec un rapport à la mort, à ce moment où plus rien n’existe, sans non plus entrer dans des considérations philosophiques. Mon travail a donc été de combiner ces envies tout en liant la danse et l’humain. Le son, la scénographie et la lumière sont importantes pour cela. Je ne travaille pas d’un côté la chorégraphie que je mets ensuite en lumière. Tout se tisse au fur et à mesure, comme des partenaires qui composent ensemble une pièce...
Pour cette création-ci, vous chorégraphiez mais ne dansez pas...
En effet, il y a quatre danseurs ou personnages chorégraphiques. Dominique Godderis, qui travaille avec moi depuis Chambre blanche, Lise Vachon, que j’ai rencontrée au même moment, qui commence à faire ses propres pièces ainsi que deux garçons que je ne connaissais pas avant de travailler sur ce projet. Il s’agit d’Igor Shysko, qui a travaillé 10 ans chez Rosas et Filipe Lourenço qui a travaillé avec des compagnies françaises. Ils sont très créatifs et pour moi, c’est nécessaire d’avoir de nouvelles énergies. Comme ils ont des formations fort différentes, cela apporte beaucoup. Ils font beaucoup de propositions mais je reste le garde-fou, le sculpteur de ces choses-là. Ils m’entraînent à des endroits que je ne voulais pas spécialement explorer et parfois c’est plus intéressant que mon idée de départ. C’est un va-et-vient très enrichissant.
Votre compagnie fêtera bientôt ses 25 ans... des regrets ? des envies ?
Comme tout le monde, j’aimerais avoir une deuxième vie pour continuer tout ça ! Il y a tellement de choses que j’ai envie de faire, qui me passionnent et que j’aimerais avoir le temps d’explorer. Dans ce que j’ai fait, il y a des choses meilleures que d’autres mais tout venait toujours de moi, avec une nécessité et une envie. Donc je n’ai pas vraiment de regrets à part peut-être celui de n’avoir pas eu assez de temps ou de recul entre les choses. En fait, j’aimerais que le temps passe moins vite, qu’on puisse étirer les choses... On en revient toujours à parler du temps !
Être artiste associée au Théâtre National, cela a-t-il changé quelque chose dans votre manière de travailler ?
Déjà rien que la taille des plateaux (rires) ! C’est vrai, que ça permet de travailler sur des dimensions d’espace différentes. C’était vraiment une envie pour Demain d’être seule sur cet énorme plateau de la grande salle et de voir comment habiter cet espace ! Pour Minutes opportunes, je suis au Studio, c’est une salle différente, plus petite mais qui offre d’autres possibilités. Ensuite, le National, c’est quand même une belle vitrine et un lieu qui donne une certaine stabilité. Savoir qu’on va être soutenu dans le temps par un théâtre précis, ça permet de voir à long terme, d’avoir plus de temps de travail, ce qui est très important mais pas toujours facile. C’est vrai que là, on commence à penser à 2013...
Un projet dont vous pouvez déjà nous parler ?
J’aime mieux ne pas trop en parler parce que c’est encore trop fragile... Je voudrais encore continuer à développer cette idée de danse-cinéma dans l’idée que la danse et le cinéma peuvent se rencontrer sur un plateau. Voir jusqu’où le cinéma et ses techniques peuvent apporter quelque chose au spectacle vivant et jusqu’où les deux peuvent s’interpénétrer. J’ai toujours besoin de faire la fusion, de voir comment deux choses peuvent créer un nouveau tout !