Michèle Noiret. Orfèvre de l’échappée intime.

Propos recueillis par Gérard Mayen pour le programme de l'Opéra de Paris, février 2005.

Brochure de l'Opéra de Paris, 2005

Gérard Mayen est critique de danse (Danser Magazine, Mouvement, Quant à la Danse) et poursuit ses recherches au sein du département danse de l’université Paris 8.

Artiste chorégraphique belge francophone, Michèle Noiret ne bénéficie pas d’une notoriété en rapport avec le talent exceptionnel qui est le sien. Mais cette discrétion relative n’est pas sans résonner avec l’essence profonde de sa démarche artistique : quand, de son pays, sont très connues les pièces de "danse-réalité" contemporaine, cette chorégraphe s’en distingue, passe de l’autre côté du miroir, et furète dans le labyrinthe de l’autre réalité, celle qui habite l’espace oblique. On tient cette expression de l’œuvre poétique de son père, l’écrivain Joseph Noiret, membre du mouvement Cobra. La référence à ses écrits, ouvrant sur d’autres mondes, traverse nombre des pièces, parmi la vingtaine que la chorégraphe a composées.

Michèle Noiret aborde la danse classique lorsqu’elle a douze ans. Mais jusqu’à l’âge de vingt-huit ans, bien qu’ayant versé dans la création contemporaine, elle entretiendra la pratique quotidienne d’un cours classique. Michèle Noiret s’est toujours tenue éloignée de l’attitude de désinvolture enjouée, qu’adoptèrent nombre de chorégraphes des années 80 dans leur approche de l’héritage technique de l’art chorégraphique.

A quinze ans, dans la Bruxelles des années soixante-dix, la jeune danseuse rentre forcément à l’école Mudra, qu’y a créée Maurice Béjart. Elle demeure discrète à propos de cette période. Particulièrement pour une jeune fille, le caractère de toute-puissance du maître, et sa conception assez massive de la chorégraphie, ne correspondent pas à la quête d’épanouissement de la gestuelle, qui l’anime.

Mudra sera néanmoins le cadre d’une rencontre essentielle. En 1978, le compositeur Karlheinz Stockhausen remarque Michèle Noiret. Leur collaboration durera quinze ans. Elle y aborde le système plutôt extraordinaire, mis au point par ce pionnier de la musique électronique savante, en vue d’une correspondance parfaite entre les langages musical et gestuel. Celui-ci est assujetti à celui-là de la façon la plus stricte.

En largeur, la scène est divisée en notes et demi-tons. Vers l’avant-scène est le fortissimo, vers l’arrière le pianissimo. Le corps de la danseuse est divisé en trois octaves en partant du sol. Les intensités musicales sont figurées par les positions des bras plus ou moins proches ou éloignées du corps. La main droite suit la trompette, la main gauche le chant du ténor et les pieds le piano. L’assimilation d’un solo de neuf minutes selon pareil système demandera trois années d’apprentissage.

On est au comble des logiques d’expérimentation de l’avant-garde d’alors. Absurde, jugeront certains. Pourtant, Michèle Noiret en conserve un souvenir ambivalent et stimulant. Si la danseuse évoque une position de « cobaye » franchement rébarbative, elle demeure néanmoins fascinée par ce principe de rigueur faite monument. Elle parle de « transe » lorsqu’elle évoque la dix millième répétition  de la même inflexion d’une main.

Mieux : elle considère que c’est pour avoir ainsi été poussée aux extrêmes limites d’une position contrainte d’interprète, qu’elle s’est forgée un projet véritable de chorégraphe, en exploitant l’espace d’autonomie infinitésimal qui lui restait. Où la liberté naît de la détermination à inventer l’ouverture dans la règle ; non dans la négation de la règle. Il fallait s’attarder quelque peu sur ce moment inouï de sa carrière. On ne cessera d’en déceler la trace dans son œuvre personnelle, à l’endroit où l’esthétique tutoie l’éthique.

Plus que d’autres, Michèle Noiret paraît fondée à déclarer : « Je suis fascinée par la contrainte et la difficulté. C’est à travers elles que je ménage des voies d’expression pour le plus intime. J’ai besoin d’une maîtrise absolue de l’outil. Mais c’est pour mieux me déplacer sur des terrains que je ne connais pas ». Et puisque son esthétique consiste le plus souvent à « matérialiser le mouvement des pensées intérieures et secrètes », puisqu’elle invite à une lecture entre les lignes, il ne faudra jamais oublier le souci mis au tracé de ces lignes.

Alors qu’une œuvre de Michèle Noiret paraît toute palpitante, cela se produit à l’intérieur d’une architecture très élaborée. Au moment de l’inviter à œuvrer pour les danseurs du ballet de l’Opéra de Paris, dont elle assure la direction artistique, Brigitte Lefebvre décrit cet effet à double focale : « assister à la représentation de l’une de ses pièces, c’est éprouver la sensation étrange d’être là, et pourtant de regarder depuis ailleurs ».

Michèle Noiret crée sa propre compagnie en 1986. Elle y fraye la voie d’un retour à la sensualité, donne à saisir le réel au prisme infiniment diffracté des sensations. Elle n’est pas la chorégraphe de la dévoration de l’espace en droite ligne. Elle est un orfèvre de l’incision, de la distorsion et de l’écart, suscitant les éclats et les miroitements. Le surgissement de l’enfoui, la survenue de l’indéfinissable procèdent par l’échappée, par l’insinué, le dérobé. La texture est celle d’un velours, mais alors piqué d’éclats perlés.

Dans une pièce de Michèle Noiret, et tout particulièrement dans sa propre danse, bruissante, la vibration se fait palpable dans un espace rendu tactile, frémissant. Il s’agit d’épouser celui-ci dans les inflexions immatérielles de tensions et de réceptions, en aucun cas de le heurter ou le transpercer. Ce lien entre extérieur et intérieur peut glisser au bord de l’expressionnisme, non sans ivresses de la transposition ; parfois des bouffées hallucinées. Le geste a ses virevoltes, ses précisions aiguës, ensuite résonnant en échos différés. Les incidences sont justes, les rattrapés exacts. On glisse de mouvements cueillis en états effleurés.

Hautement cultivée, cette écriture chorégraphique renvoie irrépressiblement à l’idée d’écriture littéraire, d’une houle de pages tournées et de phrases jamais vraiment terminées. On songe à Virginia Woolf. Les jeux d’apparitions et de disparitions, d’illusions et d’escamotages, sont tout autant empreints de vivacité cinématographique. On pense alors à Andreï Tarkovski, parfois à David Lynch. Pour la matérialisation d’atmosphères si particulières Michèle Noiret s’est entourée un temps de Paolo Atzori, fameux scénographe architecte italien, expérimentateur de l’interaction en temps réel. Plus durablement, de l’ingénieur du son, concepteur de dispositifs de captation et spatialisation Todor Todoroff. Ou encore du vidéaste Fred Vaillant, lui-même danseur opérant le plus souvent depuis le plateau.

Ainsi au cours des dernières années, Michèle Noiret s’est-elle résolument investie dans l’exploration des nouvelles technologies. Ses pièces y ont encore gagné en merveilleux mais sans que jamais ne s’y expose la sophistication de la technique, rendue imperceptible. C’est qu’elle a dépassé l’opposition entre réalité naturelle et réalité virtuelle, situant d’autant mieux le corps dansant comme premier interface d’une réalité intégrée. L’espace du rêve ne s’y offre pas comme une fuite de la réalité, mais comme un mode de travail paradoxal au cœur de la réalité. Tout comme la mémoire n’y constitue pas un dépôt mais un processus d’élaboration.

Les chorégraphies de Michèle Noiret déforment le rapport au temps, à l’espace et au son. Pour citer à nouveau Joseph Noiret, elles désignent « ce pli qui nous empêchera toujours de dormir ».

Date 

Tuesday, 1 February 2005
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